« Un privilège ?! Voilà le privilège ! Voilà la liberté ! » – Mya
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Tandis que le soleil s'impatientait de se montrer, les membres de la Garde Étincelante, menés par Itayï, une kitsune, déambulaient fièrement au cœur de la cité, accueillant chaleureusement les milliers de faeries des peuples environnants, en ce jour très attendu.
Les portes de la cité d'Eel étaient grandes ouvertes. Une musique rythmée et dansante résonnait partout au sommet de la colline sur laquelle la cité avait été érigée. Des drapeaux et des fanions colorés avaient été dressés. Des guirlandes lumineuses dégringolaient dans les arbres en fleurs. Des buffets gigantesques débordant de nourriture étaient disposés un peu partout au coin des rues colorées de la Cité.
La place du Marché, elle, regorgeait de monde. On entendait les voix claquantes des marchands et marchandes qui se pavanaient derrière leur stand, se vantant de proposer les meilleurs produits.
- Allez, allez ! Mesdames, Messieurs ! Venez à mon stand, vous ne serez pas déçus ! s'écria l'un d'eux.
On voyait des regards s'échanger entre les différents marchands, animés par une concurrence sans précédent. Certains se narguaient, d'autres s'engueulaient et les plus discrets étaient à peine remarquables.
- Profitez, profitez ! Le Marché de Printemps, ce n'est qu'une journée par an !! renchérit un marchand chétif qui semblait âgé.
- On le sait Filibert ! Tu parles, tu parles, mais t'as pas vendu un poisson ! répliqua son voisin.
Le vieil homme chétif n'y prêta pas attention. Il baissa les yeux, grimaçant discrètement. Son champ de vision vint alors s'obscurcir par l'ombre d'une silhouette. Son regard se dirigea vers elle.
- Ah...Elendel. Je... Je ne pensais pas te voir de si bonne heure. lança-t-il lorsqu'il la reconnut.
Une jeune fille se tenait devant son stand. Elle était assez grande, longue et fine. Elle avait des hanches rondes et une poitrine galbée. Une longue et volumineuse crinière brune, avec de légers reflets auburn, s'étendait sur ses épaules et une large mèche de cheveux était plaquée sur le côté de son front. Quelques tresses apparaissaient ci et là, décorées de quelques perles colorées. Ses yeux étaient grands et marron. Ils avaient une belle forme d'amande. Son regard était profond et évocateur. Elle portait un grand manteau noir à capuche, qu'elle avait rabattu sur ses épaules en apercevant le marchand.
- Filibert. fit-elle en abaissant son buste pour le saluer. J'espère que tu vas bien. Je voulais te demander quelque chose.
- Fais, petite.
Un cri se fit soudain entendre au loin. Une voix que la jeune fille connaissait très bien, trop bien.
Elendel salua le marchand avant de se glisser discrètement dans la foule, elle devait s’éclipser. Elle accéléra le pas, jeta quelques regards à droite et à gauche. Au loin, elle vit apparaître la Garde Étincelante. Son visage blêmit. Son pouls s'accéléra. La voix de tout à l'heure la suivait, scandant un court prénom. La brune se précipita derrière un stand et s'abaissa à sa hauteur. Personne ne la remarqua vraiment, il y avait bien trop de monde. Elle patienta un instant, puis se redressa vivement pour s'assurer que la voie était libre. Elle s’élança de l'autre côté de la rue, slalomant entre les nombreux faeries. Soudain, une main encercla son poignet.
- Bonjour, ma chère fille.
Le regard d'Elendel changea immédiatement. Une grande femme se dressait devant elle. Elle dégageait beaucoup de chaleur et tout autant de force. Ses grands yeux bleus et perçants dévisageaient la jeune faery.
- Ah maman, héhé...Tu m'as fait peur. glissa t-elle entre ses dents serrées et ses lèvres qui s’efforçaient de sourire naturellement.
- Dis-moi...Elendel. Tu cherches à fuir quelqu’un ?
La jeune fille tremblotait. Sa mère lui tenait toujours aussi fermement le bras.
- Je...Non. Tout va très bien.
Avant même que sa mère ne puisse répliquer quoi que ce soit, la foule s'écarta brusquement. Une jeune femme s’avança dans la ruelle. Les rayons du soleil levant éclairaient subtilement le visage de la jeune fary. Un visage identique à celui... d'Elendel. Même silhouette, même regard évocateur, même crinière brune.
- Mya ! Je vais t'arracher... ! hurla la nouvelle venue qui s'avançait d'un pas décidé vers la « deuxième Elendel ».
- ...Assez ! intervint sa mère.
- Mère ! Elle s'est encore fait passer pour moi !!! renchérit-elle en pestant.
La première jeune fille encore sous l'emprise physique de sa mère commença à frissonner. Son corps se mit à briller, briller, si fort. A tel point, qu'elle éblouissait chaque être qui la regardait. Elle disparut derrière une épaisse poussière dorée et réapparut quelques secondes plus tard. Elle ne ressemblait plus du tout à celle de tout à l'heure. Sa crinière s'était changée en une crinière encore plus épaisse, tirant vers le châtain et le roux. Ses yeux étaient devenus gris-bleu. Elle avait les traits fins et des tatouages bleutés déguisaient son visage. Elle était maintenant plus petite. Son corps était beaucoup plus mince et elle n'avait pas vraiment de formes.
- Emmenez-là à la salle du cristal. ordonna la plus âgée des trois protagonistes qui essayait de ne créer aucun scandale en public, le jour du Marché de Printemps.
- Très bien, Dame Elfya ! Exécution !
Plusieurs gardes du corps de la Garde Étincelante apparurent du cœur de la foule de gens qui continuaient à se mouvoir comme si de rien n'était.
La véritable Elendel emboîta le pas derrière le cortège qui accompagnait la jeune rouquine, sa mère à ses côtés.
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[La veille au soir, à la tombée de la nuit...]
Perchée sur le rocher des abords du QG, Elendel encapuchonnée dans un manteau sombre, regardait le ciel étoilé s'illuminer sous ses yeux. À ses côtés, une jeune kitsune à quatre queues était étendue dans l'herbe humide de la nuit.
« Bon...Demain, c'est le grand jour ! lança la jeune kitsune afin de briser un silence bien trop pesant pour elle.
- Oui Miiko, et je t'avoue que ça m'angoisse un peu...
- Sérieux ?! Ella'... Douter, c'est pas trop de toi d'habitude !
Son amie était une jeune Kitsune des Terres du Nord. Elle avait de grands yeux bleus, une crinière noire intense qui lui descendait jusqu'en bas des reins et qui s'emmêlait autour de deux petites oreilles poilues et tintées de bleu. Son sourire ne la quittait pas, même si souvent son regard s'évadait pour songer à toutes ses peines.
- Je ne doute pas de la Garde que j’intégrerai. Je finirai chez l'Ombre, je le sais. Je doute plutôt de ce que ce monde est en train de devenir. J'aimerais pas être à la place de nos mères... Crois-moi. murmura Elendel dans un souffle fébrile.
La kitsune ne renchérit pas. Un nouveau silence insupportable s'installa.
Au loin, si l'on regardait bien, dans les hauteurs de l'horizon, on apercevait un ciel bien plus sombre que celui d'Eel. A chaque fois qu'Elendel le voyait, une angoisse la gagnait et son cœur palpitait anormalement.
- Et Mya ? Elle fait quoi en ce moment ? ajouta Miiko, peinée de voir son amie si silencieuse.
- Elle continue de croire qu'ils accepteront qu'elle n'intègre aucune garde.
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- Ce n'est plus possible, MYA !!!
Elfya faisait les cent pas devant l'immense cristal, les poings plantés sur ses hanches. Sa longue chevelure brune dansait dans son dos. Ses deux yeux turquoise clignaient intempestivement. Sa silhouette élancée et ses formes généreuses s'agitaient au cœur de cette salle au toit de verre. Ses sourcils bruns se fronçaient à mesure qu'elle admettait l'impasse dans laquelle elle se trouvait. Les ridules au coin de ses yeux s’intensifiaient, marquant la colère qui l'envahissait.
Mya était installée sur une chaise, encerclée par plusieurs gardes du corps. Les chefs de garde apparaissaient peu à peu dans la salle. Elendel était adossée à un mur et regardait péniblement le spectacle qui prenait vie sous ses yeux.
- Te faire passer pour ta propre sœur, pour des marchands, des membres de l’Étincelante... ! Où avais-tu encore la tête ?! renchérit Elfya, encore prise dans ses émotions.
La petite rouquine baissait les yeux, elle n'osait même pas lever la tête.
- Tu ne vas pas à l'École des Gardes, tu ne vas plus à l'École du Savoir depuis plusieurs semaines, tu vagabondes toute la journée dans les rues de la cité, on ne sait jamais où tu es, ni ce que tu fais !
Les sermons continuèrent pendant encore quinze bonnes minutes avant que la voix d'Elfya s’adoucisse enfin.
Des pas résonnèrent dans la Salle du Cristal. Elfya s'adossa au mur proche de la porte d'entrée, offrant le passage à la grande cheffe de la Garde d'Eel, Itayï, une kitsune des Terres du Nord. Ses neuf queues se balançaient vivement dans son dos. Sur son visage, des courbes marquées se dessinaient, ses sourcils étaient froncés et son regard perçant.
- Mya. Bien le bonjour ! Je me vois ravie de me déplacer en ce jour de fête pour m’occuper de tes enfantillages ! Des vols, des usurpations d'identité, des refus d'étudier... Mya. Tu attends que je sévisse ?
- Non... Dame Itayï. murmura-t-elle d'un air détaché, comme s'il elle récitait un texte qu'elle connaissait par cœur.
La cheffe de l’Étincelante imposa un long silence avant de reprendre.
- Et tu refuses toujours d'intégrer un des programmes de spécialisation de Garde.
Son visage se crispa puis elle porta ses doigts à ses tempes pour tenter de s’apaiser face à cette situation incommodante. Mya n'avait toujours rien dit. L'atmosphère était pesante et tous les regards étaient braqués sur la jeune rouquine.
Itayï s’avança auprès d'elle. Elle s'abaissa à peine, tendant son bras pour enfin saisir délicatement le menton de l'accusée. Elle redressa la tête de Mya du bout de ses doigts afin qu'elle la regarde enfin.
- Mya, ne gâche pas ce privilège de liberté qui t'importe tant.
- Un privilège ?! s'exclama Mya en se hissant brusquement sur ses deux jambes, faisant même reculer Dame Itayï. Voilà le privilège, voilà la liberté !
- Mya c'en est assez ! intervint Elfya, atteinte par le comportement de sa fille.
On vit la petite rouquine se contenir, si fort, qu'un teint rougeâtre apparut sur son visage. Ses sourcils se froncèrent. Elle souffla un grand coup, pesta et s'éloigna de la chaise pour s'évader de la pièce.
Falko, un ogre imposant, qui se trouvait être le bras-droit de Dame Itayï, s'interposa au milieu de la trajectoire empruntée par la faery en colère.
- Moi pas être content. Mya pas partir. Mya affronter et Mya venir rendez-vous demain lever soleil. Mieux pour tout le monde, énervé beaucoup.
L'ogre adressa un regard à Itayï. Cette dernière hocha la tête pour approuver l'idée de son adjoint.
- Toi venir demain ? insista Falko qui barrait toujours la route à la rouquine.
- Je viendrai... souffla t-elle.
L'ogre s'écarta pour lui laisser la voie libre. La faery l'emprunta, elle fit quelques pas et lança, avant de disparaître :
- Mais je changerai pas d'avis pour la garde !
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La rouquine courrait, à travers les gens, qui eux ne se pressaient pas pour la laisser passer. La place du Marché était toujours bondée de monde. C'était parfait pour Mya qui semblait vouloir se faire discrète. Elle accéléra la cadence, trébucha deux trois fois sur une racine d'arbre avant d'arriver au Refuge. Une fois l'Allée des Arches passée, la vue était dégagée et Mya pouvait aisément se faufiler à l'extérieur du QG. Elle dévala les escaliers de Grès à toute vitesse pour se rendre au rocher de la plage. Son visage s'adoucit immédiatement lorsque son regard se posa sur l'eau bleutée de la Mer d'Eel. Elle longea le long de la falaise pour ramasser quelques galets tombés du haut des plaines de la cité. Une fois les poches remplies, elle s’affala contre le rocher. Le regard dans les vagues et la mine triste, elle s'attela à lancer dynamiquement les petits cailloux qui rebondirent inégalement sur la surface de l'eau.
L'atmosphère lui semblait plus respirable et, à mesure que le temps filait, Mya s’apaisait. Elle songeait à son enfance, à la façon dont elle avait grandi et s'était construite. Elle pensait à sa mère, à sa sœur et à son père. Il n'y avait rien qui puisse lui faire autant de bien, comme autant de mal.
Un cri la sortit de ses pensées.
- Oh hé ! Oh hé ! Mya !
Une silhouette malhabile s'avançait en direction de la jeune fille.
- Aïe, ouïe...répéta plusieurs fois la voix.
Sa marche était désorganisée et il boitait, assurément. La rouquine se releva et se rua sur le potentiel blessé. Très rapidement, elle reconnut ses deux oreilles poilues et pointues. Sa queue pendait et traînait sur le sable chaud de midi.
- Chrome ! Qu'est c'que t'as encore fait ?
- Ah... je...j'ai rigolé un peu avec Jamon, le frère de Falko et... ça a mal tourné... pour moi en tout cas.
- T'as encore joué à la bagarre ? s’énerva Mya en postant ses deux poings sur ses hanches. Tu m'épuises, le loup ! Tu m'épuises !
La rouquine l'invita à s'asseoir dans le sable, tout en soufflant, agacée d'être souvent confrontée à ce genre de situation, mais attendrie par l'esprit audacieux, même si bien souvent inconscient, de son ami.
Elle avait repéré la cheville gonflée de Chrome. Elle ramassa quelques algues en bord de plage – ce n'était que le printemps et l'eau était encore fraîche, même à midi – pour penser la blessure de Chrome, qui n'était pas très jolie à regarder. Son pied était presque bleu et avait triplé de volume.
- Bouge pas. Ça te fera du bien, le froid. J'ai rien d'autre sous la main.
- Merci Mimi jolie ! s'exclama Chrome avant de s’étouffer dans un rire d'amusement.
Mya ne répondit rien. Elle se concentrait sur le bandage d'algues qu'elle exécutait pour le loup.
- Ben, ça va ? T'as pas l'air dans ton assiette.
- Fff... C'est cette histoire de Garde qui recommence. Ça y est, ils paniquent tous, comme chaque année, et ils se demandent ce qu'ils vont bien pouvoir faire de moi si je ne passe pas les tests, ou pire si je les rate tous. Ils s'agitent et s'animent autour de moi comme des Greiffmar dans un cauchemar. J'veux pas faire leur foutu test Chrome, j'veux intégrer aucune de leurs Gardes de guerre.
Mya avait le regard peiné, ses lèvres se fatiguaient à vouloir sourire, alors qu'aucun sentiment joyeux ne traversait à cet instant le corps de ce jeune petit être magique.
- Arrrgh... Mais qu'est-ce que tu veux au juste ? envoya-t-il avant de laisser le haut de son corps s'écrouler sur le sable.
La rouquine haussa vivement les épaules et les relâcha instantanément. Elle imita son ami et s'allongea dans le sable.
- Pfff, en même temps, je comprends pas comment tu fais pour être si blasée, tout le temps...ajouta-t-il en glissant ses bras en croix derrière sa tête. Tu peux faire ce que tu veux, tu peux être qui tu veux. T'es une métamorphe...Zuuut quoi !
Mya dirigea son regard vers l'horizon, là où aucune limite visible n'était et là où tout reposait sur la simple croyance de quelque chose d’impalpable. Mya aimait rêver, elle était persuadée que ce plaisir-là s'effaçait en devenant adulte. Elle ne voulait pas arrêter de rêver, de croire en des choses plus grandes et plus belles que la réalité qu'on tentait de lui imposer et qui n'était pas la sienne.
Une larme coula discrètement sur la joue que ne voyait pas Chrome. Mya l'essuya et se redressa.
- Bon allez, viens, je t'accompagne jusqu'à l'infirmerie. Va bien falloir, vu l'état de ton pied. se décida Mya en tentant d'écarter les tristes émotions qui venaient de l'envahir.
Chrome prit appui sur l'épaule de Mya, qui faisait à peine sa taille, et ils prirent la direction du QG.
« Je vous ai à l’œil. » – Vic
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C'était le grand jour. Au lendemain du Marché annuel du Printemps et tandis que la cité perdait peu à peu sa tenue de fête, une haute estrade en bois sculpté avait été installée aux pieds de la Grande Porte. Des milliers de bancs étaient disposés au-devant de la scène et jusqu'à l'Allée des Arches. Une nouvelle ambiance plus sérieuse et plus officielle gagnait la foule de faeries qui s'y dirigeaient.
Les anciens étaient tous vêtus de blanc. Ils tenaient à être auprès de leurs enfants, pour le grand jour de leur intégration officielle à une garde. Les plus jeunes d'entre eux espéraient intégrer la garde pour laquelle ils avaient spécialisé leur cursus d'apprentissage à l’École des Gardes.
Elendel se glissa furtivement à travers les centaines de jeunes faeries de dix-huit ans.
- Miiky ! s'écria Elendel avant de siffloter un air connu des deux amies.
- Ah te voilà, mais t'étais où ?! s'étonna la kitsune.
- P'tite galère, laisse tomber. Je suis là, c'est le principal.
Les deux jeunes faeries s’avancèrent près d'un pupitre où une jeune elfe aux cheveux roses accueillait chaque élève prétendant à une Garde afin de lui remettre un pendentif rond en argent et de lui indiquer le numéro de sa place sur les bancs d'attente.
Elendel avait reçu le numéro quatre-vingt-seize, Miiko le numéro quatre-vingt-dix-sept.
La Garde Étincelante s'était alignée sur la scène. Dame Itayï avait revêtu une robe qui traînait jusqu'à un mètre derrière elle. Sa crinière brune à peine bouclée venait s'étendre le long de son dos. À sa droite se tenait son fidèle ami, Falko, un ogre aussi dur que tendre. À sa gauche, sa conseillère principale, Elfya.
Elendel la regardait fixement, espérant secrètement croiser son regard en guise de soutien. Il n'en fit rien. L'Étincelante agitait sa main pour saluer la foule, souriant de manière si crispée qu'Elendel n'y croyait pas. Elle connaissait sa mère. Elle se forçait. Elle voulait faire bonne figure.
La cérémonie d'ouverture débuta après les acclamations des futures recrues.
Une centaine de faeries défila pendant près d'une heure quand, enfin...
- Elendel Dañae
La brune se hissa délicatement sur ses pieds. Elle prit une grande inspiration avant de se lancer dans l'allée des Arches pour rejoindre l'estrade. Elle grimpa les quelques marches d'escaliers pour rejoindre la Garde Étincelante. Dame Itayï s'avança vers elle, une pierre précieuse blanche à la main.
- Elendel, jeune métamorphe, il est temps que l'Oracle se prononce.
La cheffe de la Garde d'Eel déposa au cœur du médaillon qui avait été donné à Elendel quelques heures auparavant, le cristal blanc qu'elle tenait dans ses mains. Celui-ci se mit à scintiller, puis à briller.
Elendel le savait, si la pierre devenait violette elle intégrerait l'Ombre. Pour l'Obsidienne, elle devait s'illuminer en rouge et pour l'Absynthe, en vert.
Cette dernière paraissait si sûre d'elle. Intérieurement, c'était plus complexe. Des émotions très différentes se bousculaient en elle. Bien que l’École des Gardes l'ait orienté vers l'Ombre. Bien qu'elle eût pendant tout le temps de son apprentissage d'excellents résultats, elle n'avait pas confiance en l'Oracle.
Elendel ferma les yeux. Elle n'avait finalement pas le courage de regarder par elle-même et préférait l’entendre de la bouche de son futur chef de Garde.
- Bienvenue à la Garde de l'Ombre ! s'écria une voix rauque.
La nouvelle Ombre sentit un immense « boum » dans son cœur. Un sentiment de soulagement explosif. Un sourire se dessina sur ses lèvres. L'Oracle avait parlé.
Vic, le chef de la Garde de l'Ombre lui apporta sa certification ainsi qu'un grand sac qui contenait le « Kit de nouvelle recrue ».
Elendel quitta la scène, impressionnée par ce qu'elle venait de vivre. Jamais elle n'aurait cru un jour douter ainsi. Elle qui était depuis très jeune persuadée d'intégrer l'Ombre. Aujourd'hui, c'était chose faite. La motivation la gagnait déjà et elle se sentait prête à relever le moindre défi qui la propulserait en haut du Classement des Nouvelles Recrues.
C'était au tour de Miiko. En traversant l'Allée, elle jeta un regard à son amie, qui, elle, en descendait.
La jeune Kitsune était bien moins confiante que la métamorphe. Elle avait tant douté d'elle. Passant d'une spécialisation à l'autre sans jamais vraiment trouver sa voie. Maintenant, tout allait enfin s’éclaircir et l'Oracle la guiderait, dans un chemin sinueux qu'elle aurait bien du mal à parcourir.
A mesure qu'elle grimpait les marches, elle pensait à la situation qu'elle allait vivre dans un temps bien trop proche pour elle. Le face-à-face qu'elle redoutait tant : les yeux de sa mère plongés dans les siens. Le regard épuisant d'une mère qui n'avait que peu confiance en sa chère fille.
Les quatre queues de Miiko tremblaient discrètement derrière son dos alors que les neuf queues imposantes de sa mère se balançaient avec fierté.
Il était temps.
- Miiko Azahy, kitsune depuis DES générations, il est temps que l'Oracle se prononce.
Chaque mot que prononçait sa mère était une pression. Miiko, regarda la grande Dame Itayï déposer le cristal blanc sur son médaillon. Il se mit à briller alors que les yeux de Miiko tremblaient.
Enfin, une couleur verte apparut. Miiko venait d'intégrer la Garde Absynhte.
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Elfya, encapuchonnée sous un long manteau sombre, se déplaçait furtivement au cœur de la foule non loin du Refuge d'Eel. Arrivée devant une petite maisonnette qui ne payait pas de mine, elle toqua deux coups, imposa un silence, puis frappa un dernier coup. On entendit le verrou de la porte se débloquer, la porte s’entrebâilla et elle pénétra à l'intérieur.
- Gale ! C'est bien toi !
- Chuut. murmura une voix masculine en déposant son doigt sur les lèvres de la jeune femme.
L'homme était grand et imposant. Son visage était carré, ses yeux semblaient minuscules, mais on pouvait voir la profondeur d'une couleur sombre révéler ses pupilles. Une tignasse rousse aux reflets châtains s'étendait sur le haut de son crâne, tandis que sa barbe commençait à prendre une place imposante autour de deux lèvres plutôt fines.
- J'ai eu peur que ce ne soit un piège. susurra Elfya à l'oreille de l'homme avant d'évincer la capuche de sa tête.
Le prénommé Gale déposa ses mains sur les hanches de l’Étincelante et l’enlaça tendrement. Leurs lèvres se rejoignirent un instant et ils échangèrent un baiser langoureux. L'homme glissa sa main dans la chevelure noire d'Elfya et s'éloigna peu à peu de sa bouche afin de l'admirer. Son regard était doux et tendre et, à la fois, il semblait empli d'inquiétudes diverses.
- Comment vont les filles ? demanda-t-il avec un air sérieux.
- Bien. Elendel a intégré l'Ombre et Mya...
- C'est Mya...l'interrompit-il. Va-t-elle au moins à l'école des Gardes ?
- Plus depuis quelques semaines... Il est temps que tu reviennes, Gale. Elles ont besoin de toi.
- Je sais, Elfya. Nous serons sans doute de retour dans quelques jours. Ne leur dis rien quant à ma venue.
L'Étincelante baissa les yeux, obligée d'accepter que c'en était mieux ainsi.
- Je m'occuperai de Mya à mon retour, mais ne les inquiète pas s'il te plaît.
- Bien, mon amour. As-tu le rapport de mission ?
Gale-le-lui tendit. La Garde pourrait dès lors envoyer le rapport au Temple Fenghuang, leurs plus fidèles alliés. Il n’y avait aucun jour à perdre.
Elfya le remercia avant d'étreindre une dernière fois son époux. Elle quitta la petite demeure en recouvrant son chef.⟡
Elendel s'était vêtue d'un pantalon marron et d'un haut près du corps. Elle avait jeté sur ses épaules un sac en bandoulière et avait rassemblé ses cheveux en une couette haute. C'était son premier jour au sein de la Garde de l'Ombre. Elle qui attendait ça depuis sa plus tendre enfance. Elle avait rêvé de l'intégrer, maintenant elle y était, plus que jamais.
Elle quitta ses appartements, qu'elle partageait avec sa mère, son père et sa sœur Mya. À cette heure-ci, il était déjà vide. Mya devait faire les quatre cent coups avec Chrome et sa mère devait être en salle du Conseil avec les autres membres de l’Étincelante. Quant à son père, il était parti en mission depuis déjà plus d'un mois.
Elle claqua la porte et s'éclipsa dans le corridor. Elle regagna rapidement la Salle des Portes. Une bouille qui ne lui était pas inconnue l'attendait.
- Je croyais que tu m'avais oublié !
- Miiko. Impossible de t'oublier, fit-elle en lui souriant sincèrement.
Les deux amies passèrent quelques minutes ensemble avant de se saluer et de se donner la force et le courage qu'il leur faudrait pour surmonter cette première journée.
Elendel prit la direction du grand escalier qui descendait jusqu'aux caves du QG. En bas, la lumière était étouffée par une végétation massive. Des lueurs bleutées se mélangeaient aux rayons du soleil qui tentaient de percer la noirceur de la pièce. Il lui fallait encore emprunter un escalier qui menait encore plus bas sous le bâtiment principal du palais de la Cité. Étrangement, elle n'avait encore croisé personne. Elle continuait de s'enfoncer, à mesure que l'air se faisait plus humide. Enfin, elle arriva aux abords de l'Antre des Ombres. Un immense labyrinthe végétal servait d'entrée. Elle aperçut les premières nouvelles recrues qui s'impatientaient d'en découvrir davantage. Derrière elle, d'autres faisaient irruption, arrivant tout droit du grand escalier qu'elle venait d'emprunter.
Il devait désormais y avoir une cinquantaine de faeries. Des petits groupes s'étaient formés et s'échangeaient leurs ressentis sur leur cérémonie d'intégration.
Elendel restait en retrait, elle observait les gestes, les comportements et les regards qui s’échangeaient entre les petits regroupements de faeries. Elle avait reconnu des visages qu’elle connaissait bien. Ceux avec qui elle avait grandi au sein de la cité. Ceux avec qui elle avait partagé son cursus d’apprentissages, tant à l’école des Gardes qu’à celle du Savoir.
Ceux avec qui elle n’avait pourtant jamais lié aucun lien. Il faut dire que Miiko était sa seule amie, la seule sur qui elle puisse compter.
Son regard se posa soudain sur une louve qui s’agitait dangereusement devant un autre loup agacé.
- Deryl ! Où – as – tu – mis – mon – sac ?!
- Sans doute là où tu l'as laissé !
Elendel s'amusait secrètement de les voir se crêper le chignon de la sorte. Pour des Ombres qui devaient apprendre l'art de la discrétion et de la dissimulation, ça commençait mal. La jeune fille aperçut alors au loin, dans un coin de la pièce, caché derrière un immense pan de mur végétal, une épaisse lanière en cuir noir. Elle s'approcha et dégagea l'objet de sa cachette. Elle découvrit un petit sac, à peine plus lourd que celui qui tombait sur ses propres épaules.
- C'est ça que tu cherches ? osa-t-elle en s'avançant en direction des deux indiscrets.
- Oh ! Mon sac ! s'écria la louve en offrant un large sourire à sa sauveuse.
Elle le lui arracha des mains et vint le lover contre sa poitrine. Elle plongea sa main à l'intérieur pour vérifier que rien n'avait disparu. Elendel eut un mouvement de recul, surprise par la facilité de cette louve à entrer en relation de manière intrusive.
- Merci beaucoup ! Je … Je suis Meva, enchantée de te rencontrer. Et voici Deryl...
- Son frère jumeau. la coupa-t-il en tendant sa main vers leur nouvelle connaissance.
- Et je suis Elendel. fit-elle, en empoignant la main du loup et après quelques secondes passées à les dévisager.
- Oh ! Je crois qu'il arrive ! s'extasia Meva en pointant du doigt l'entrée du labyrinthe.
Le Chef de la Garde de l'Ombre venait d'apparaître aux yeux de tous. Le même qui leur avait fait don du « kit des nouvelles recrues » le jour de la cérémonie. Il s'était planté devant la foule, les poings sur les hanches. Ses yeux verts perçaient la noirceur de la pièce humide et ses cheveux raides d'un blanc presque transparent tombaient en cascade jusqu'au milieu de son dos. Des rides s'étendaient un peu partout sur son visage, on pouvait lui donner une quarantaine d'années au mieux. Sa silhouette était élancée et deux grandes ailes au plumage noir surplombaient son être.
- Bienvenue à vous toutes et tous pour votre première journée en tant que nouvelle recrue. Pour ceux qui ont déjà oublié, je m'appelle Vic. Je suis le chef de l'Ombre depuis près d'une dizaine d'années. Pour éviter un flot de questions inutiles, j'appartiens à la race des Washi, mi-homme, mi-aigle, de par mes ailes.
Le silence s'était emparé de la pièce. La voix rauque de Vic résonnait encore en ces murs. Son ton imperturbable avait calmé les ardeurs de certains impatients qui commençaient à s'agiter.
- Mmm. Bien. Il est temps. Pour rejoindre l'Antre de l'Ombre, il vous faudra d'abord vous confronter à celui qu'on appelle : Le Labyrinthe brumeux. Vous n'avez qu'un objectif, me rejoindre de l'autre côté, je vous y attendrai. Débrouillez-vous pour être le ou la première à y parvenir. Dès à présent, commence Le Classement des Nouvelles Recrues. Je vous ai à l’œil.
Vic se mit à battre intensément des ailes, un souffle chaud vint alors s'échouer contre les murs en pierre poreuse de la salle. Il s'envola soudainement par-dessus le Labyrinthe avant de disparaître.
Le ton était donné.
Elendel n'avait pas perdu une miette du discours de son nouveau chef. Sans perdre plus de temps, elle s'élança à l'intérieur du Labyrinthe après que deux ou trois faeries s'y soient déjà aventurées.
Une brume épaisse s'élevait jusqu'au sommet de son crâne et il lui était difficile de percevoir quoi que ce soit qui pourrait l'aider à s'orienter. Son pas de course s'accéléra, alors qu'elle ne savait même pas où le chemin qu'elle venait d'emprunter la mènerait. Elle ne voulait pas ralentir la cadence. On entendait des bruits de raillerie résonner au cœur du labyrinthe, des corps s’entrechoquaient, aveuglés par la brume qui ne cessait d’accroître sa densité. La jeune recrue s'était déjà confrontée à plusieurs culs-de-sac, elle avait fait demi-tour au plus vite, n'ayant pas une seule seconde à perdre.
Elle savait qu'en son corps, rien ne lui permettrait de trouver une quelconque issue. Elle devait réagir et au plus vite. Dans sa course effrénée, Elendel ferma ses yeux quelques secondes. De toute façon, elle n'y voyait rien alors cela ne changerait pas grand-chose. Elle se concentra un instant et soudain, son corps entier se mit à scintiller, puis à briller. Un nuage de poussière dorée l'entoura jusqu'à la faire disparaître. Elle réapparut alors sous la forme d'un loup. Elle avait fait le bon choix. L'excellente vision nocturne du loup lui permettrait de se repérer plus aisément dans cette brume épaisse. Elle accéléra encore sa course. Tout n'était maintenant plus qu'une question de chance. Un cul-de-sac, et encore un autre. Sur ses quatre pattes, elle détalait à toute vitesse. Quand enfin une lueur dorée qui s'apparentait aux rayons du soleil vint lui titiller le museau. Elendel s'y engouffra. Haletante, elle leva sa tête poilue et aperçut enfin l'aigle aux ailes noires. Elle y était parvenue. Elle jeta un rapide coup d’œil aux alentours et ne vit personne d'autre qu'elle.
- Bien joué... Deryl, c'est ça ? Ou peut-être Meva ? l'interrogea l'aigle qui n'avait pas l'air au courant du subterfuge.
Elendel se concentra et le nuage de poussière l'enveloppa à nouveau. En quelques secondes, elle retrouva son propre corps. L'aigle afficha un large sourire.
- Mmm... Je vois, bien joué. fit-il plutôt impressionné par sa recrue.
- Je... Je suis la première ?
- Pas si vite, la métamorphe ! lança une voix masculine au loin.
Une silhouette fine et élancée s'approcha au cœur de la grande salle qu'Elendel n'avait même pas pris le temps d'admirer. Une taverne immense aux parois froides se tenait maintenant devant elle. Au fond de celle-ci, on pouvait distinguer une petite étendue d'eau dont on ne percevait pas la fin. Le bruit fracassant d'une cascade qui s'écoulait dans ce cercle aqueux et imparfait résonnait contre les grands murs humides.
Elendel n'avait pas oublié cette voix masculine et cette silhouette qui s'avançait vers elle. Les rayons du soleil qui traversaient la chute d'eau venaient éclairer le visage de celui qui apparaissait maintenant sous ses yeux. Il était brun, ses cheveux courts étaient en bataille et ses deux yeux gris aux reflets violets s'amusaient à défier les siens. Il était vêtu de toiles noires décorées de quelques touches de couleurs. Il avait l'apparence d'un jeune homme et devait avoir son âge. Il dégaina un sourire piquant et ses deux canines saillantes scintillèrent entre ses deux lèvres fines.
- Mais deuxième, c'est déjà pas mal, ajouta-t-il en clignant de l’œil.
La déception s'était emparée de la jeune métamorphe sous le regard aiguisé du chef de l'Ombre. Elle pesta.
- Comment as-tu fait ?
- Les vampires sont connus pour leur rapidité à toute épreuve. lança-t-il d'un air toujours amusé. Et toi ? Comment as-tu pris l'apparence du loup ?
- Une poignée de main. J'ai pu lui emprunter un peu de maana pour me transformer.
- Et tu as choisi d'utiliser sa capacité de mutation pour te changer en un véritable loup.
Il avait vu juste. Elendel avait le pouvoir de se transformer en un autre faery, si et seulement si, il y avait eu contact physique avec celui ou celle dont elle prenait l'apparence. Elle avait été maline et avait anticipé en volant un peu de maana à Deryl afin de pouvoir utiliser une de ses compétences.
Des pas résonnaient au cœur de la caverne et peu à peu, les recrues apparaissaient, essoufflées mais satisfaites d'être parvenues jusqu'ici. L'Aigle comptait ses recrues en s’approchant d'un des grands murs de la grotte où étaient inscrits des numéros d’un à cinquante-quatre.
- Il en manque deux. annonça-t-il, espérant les voir bientôt débarquer.
Tout à coup, un bruit fit taire la foule de recrues qui se congratulaient. On entendit des grognements. Dans un roulé-boulé légendaire, les deux jumeaux firent irruption dans la grotte et finirent leur culbute aux pieds du chef de l'Ombre.
- Je vais t'arracher tes poils un par un et...
Meva avait interrompu sa phrase après une rapide analyse de la situation. Les deux loups se redressèrent habilement et affichèrent un sourire niais et gêné.
- Bravo. Vous êtes arrivés cinquante-troisième... ex-æquo. s'amusa le chef de l'Ombre.
Les deux calamités se glissèrent dans la foule dans le but de disparaître au plus vite et de se faire oublier l'espace d'un instant.
Le chef de l'Ombre, en silence, saisit de sa main gauche une grosse craie blanche et commença à inscrire le nom des recrues par leur ordre d'arrivée.
Elendel, encore agacée par cette deuxième place, ruminait intérieurement.
- Le vainqueur de cette première épreuve est Nevra ! Bravo à lui. Il prend la tête du classement.
Nevra. Il s'appelait Nevra. La métamorphe le dévisagea, se promettant de tout faire pour le détrôner.
« Comment peux-tu toujours te persuader que tout ira bien ? » – Vic
⟡
Le soleil se levait à peine et la jeune rouquine était déjà prête pour une nouvelle journée d’aventures. La liberté l’animait. Le rendez-vous avec l’Étincelante auquel elle avait été convoquée la veille avait été décalé au lendemain, car une grande réunion au sommet se tenait en ce moment même dans la Salle de l’Étincelante. Visiblement, Mya n’était pas leur priorité.
Elle emprunta l’allée des Arches après avoir englouti un petit déjeuner copieux. Ce matin-là, tout était calme. Quelques enfants jouaient près de la fontaine et du kiosque central de la cour de la cité.
Au loin, elle aperçut soudain une silhouette qui ne lui était aucunement familière. Un jeune hybride aux cheveux bleus s’avançait dans sa direction, encombré par des dizaines de parchemins immenses qu’il peinait à tenir contre lui. Mya distingua aisément la longue corne plantée au milieu de son front.
-B…Bonjour jeune fille. Je…Je cherche le QG de la Cité d’Eel. Je…Sauriez-vous où je peux trouver Dame Elfya ?
Mya avait pris un air amusé. Ce nouveau venu lui inspirait beaucoup de sympathie et cela faisait longtemps que cela ne lui était pas arrivé. Il lui traversa l’esprit, quelques secondes, de faire une mauvaise blague à ce faery en se changeant en Dame Elfya mais elle se ravisa rapidement quand il fit tomber à ses pieds tous les ouvrages qu’il gardait précieusement contre sa poitrine. Elle étouffa un petit rire et s’empressa de se jeter à terre pour l’aider à les ramasser.
-Oh, merci, je… Je suis un peu maladroit, ne m’en tenez pas rigueur, je vous prie.
-Ce n’est rien monsieur ! fit-elle en lui refourguant sous un de ses bras les rouleaux de papier. Vous êtes nouveau ici ?
-Oui, j’ai une entrevue avec Dame Elfya aujourd’hui. Enfin, je devais arriver hier soir, mais j’ai raté le bateau des Terres de Jade qui devait me conduire jusqu’à vous. J’ai…
-Décidément, le sort s’acharne. rétorqua Mya amusée.
-Mais je suis enfin arrivé ! Je…Je ne me suis même pas présenté. Keroshane Argohl, de la forêt d’Ornâl, le repère…
-Des érudits ! Oui, je sais ! Je rêverais d’y aller ! Et moi, je suis Mya !
-Mya. Enchantée, Mya. Je serais ravi de te parler de là d’où je viens, c’est un endroit fabuleux. Dis-moi, Mya, crois-tu que tu pourrais me conduire à Dame Elfya ?
- Dame Elfya est actuellement en GRANDE réunion au sommet de la tour de la cité. Je crois que ça va pas fort en ce moment pour l’étincelante, des choses se trament. Les Terres Elémentaires tout ça … Vous voyez ?
-Oh je…Je connais bien les Terres Elémentaires. J’ai en effet ouï dire que certains problèmes géopolitiques persistaient. Mais tu m’as l’air bien informée, jeune faery ?
Mya lui sourit, sans ne dire mots et l’attrapa par la main pour le guider au cœur du QG d’Eel. L’hybride ne rechigna pas et la suivit sans méfiance. Ils traversèrent les jardins, la place du marché et parvinrent à atteindre la Grande Porte du QG. Le dénommé Keroshane semblait ne pas en croire ses yeux.
-C’est magnifique. répéta-t-il plusieurs fois sans trop de nuances.
-Allez ! Venez ! s’écria la jeune rouquine en le tirant par la main, lassée de le voir s’extasier sur le moindre détail de l’architecture d’Eel. On y est ! Vous avez faim ?
-Oh je… Le voyage a été long, mais…
-Parfait ! Allons à la cantine en attendant la fin de la réunion. le coupa-t-elle en l’entraînant vers l’antre de Karuto.
La salle était à peine occupée. Quelques faeries finissaient leur petit-déjeuner, félicitant les progrès du tout jeune cuisinier qui avait pris son poste il y a de ça quelques semaines, après le décès de l’ancien chef cuisinier.
-Installez-vous, Monsieur Keroshane, je reviens ! lança la métamorphe en disparaissant derrière la cuisine.
On entendait une voix grave résonner, chantonnant des airs connus par de nombreux habitants d’Eel. Un jeune satyre aux cheveux dorés se dandinait en remuant vivement, au cœur d’une grosse marmite, un potage aux couleurs éclatantes.
-Karutoooo ! hurla Mya sachant pertinemment qu’il ne l’entendrait pas si elle avait simplement parlé.
Le satyre se retourna en faisant claquer ses sabots luisants.
-Tiens, tiens, Mya ! J’ai besoin que tu goûtes à ça, c’est une toute nouvelle recette !
-Plus tard, Karuto, j’ai besoin de deux petits déjeuners s’il te plait.
-Petit déjeuners ? Deux ? Mais tu en as déjà avalé un qui comptait pour trois ou quatre il y a moins d’une heure !!! s’exclama-t-il, presque inquiet que Mya se goinfre autant.
-Roooh, allez ! J’ai un invité qui a voyagé de nuit parce qu’il a raté son bateau, il est mort de faim et il tient à peine sur ses guibolles. S’il te plaîîîîît ! fit-elle en joignant ses mains sous son menton comme pour une prière.
-Pfff, va t’asseoir, j’arrive.
La jeune faery ne cacha pas son contentement et retrouva son nouvel ami au plus vite.
Il l’attendait sagement, reluquant le moindre recoin de cette salle pourtant si peu impressionnante. Ses grands yeux marron ne cessaient de s’écarquiller. Ses parchemins posés sur ses genoux, il paraissait d’un calme olympien. Mya trouvait cela amusant, même si sa curiosité la poussait à interrompre son silence pour en savoir davantage sur lui.
-Monsieur Keroshane, fit-elle en s’affalant sur sa chaise, les coudes sur la table. Vous n’êtes jamais venu ici ?
-Non Mya. C’est la première fois et je ne regrette pas le voyage. Tout est si…Vivant, coloré, chaleureux. Tu as bien de la chance d’avoir grandi ici.
-Mouais…J’aurais préféré naître dans la forêt d’Ornâl.
-Vraiment ? questionna l’hybride interloqué.
-Oui vraiment ! Au moins on n’aurait pas tenté de me forcer pendant des années à intégrer une Garde de schnocks !
-De schnocks ? murmura-t-il gêné, comprenant que cela ne devait pas être un terme glorifiant.
-Oui, j’ai lu ça dans un livre du monde des Humains. C’est pour dire de nuls, quoi ! Je trouve le mot amusant ! répondit-elle en souriant de toutes ses dents.
Des bruits de sabots résonnèrent dans la salle et le chef cuisinier déboula quelques secondes après, avant de déposer un large plateau, débordant de douceurs matinales. Les deux nouveaux amis, bien que l’un apparaisse comme bien plus âgé que l’autre, entamèrent leur festin.⟡
-Non ! Nous n’en dirons rien au peuple d’Eel pour le moment. commanda Dame Itayï à l’assemblée de faeries qui encerclait l’immense table en bois noble.
La Garde étincelante était presque au complet. Falko et Dame Elfya étaient installés aux côtés de la grande cheffe. Alzalor, le dirigeant de l’Absynthe pianotait sur ses genoux, qui s’agitaient d’impatience, du bout de ses ongles vernis. Vic, le chef de la Garde de l’Ombre, s’était adossé au mur, le regard fixé sur l’immense fenêtre de verre elfique qui donnait, du haut de la tour principale, sur toute la cité d’Eel. Ses deux grandes ailes sombres dégringolaient sur le sol tel un ange déchu. Même s’il tentait de paraître calme pour ne pas amplifier les élans d’inquiétude de ses camarades, rien ne lui apportait sécurité dans cette situation en tension.
-Le rapport de mission a été envoyé aux Fenghuangs. Nous avons également joint une demande de rencontre urgente au sein du QG. Nous attendons leur venue avant d’annoncer quoi que ce soit au peuple d’Eel. poursuivit-elle en se plongeant fermement dans le regard de Vic.
-Et s’ils ne reviennent pas ? interrogea-t-il, en continuant de fixer le ciel d’Eel.
Les regards des Étincelants s’étaient obscurcis. Personne n’osa répondre à cette question qui taraudait l’esprit de chacun d’entre eux. S’ils n’avaient plus d’espoir, alors que leur resterait-il ?
-Et s’ils ne reviennent pas ? renchérit le washi en se tournant cette fois-ci vers l’assemblée, hissant ses ailes au-dessus de sa tête.
-Ils reviendront. murmura Dame Elfya.
Ses pupilles sombres se bousculaient dans ses yeux turquoise. Ses acolytes la dévisageaient maintenant, espérant une suite réconfortante à ses propos affirmatifs qui semblaient ne pas convenir au chef de l’Ombre.
-Elfya. Comment peux-tu toujours te persuader que tout ira bien ? ajouta-t-il une nouvelle fois.
-Vic, le ciel s’assombrit de plus en plus. Les gens s’inquiètent. Les missions que nous organisons ne parviennent même plus à rester secrètes. Sais-tu pourquoi ? intervint Elfya.
Le chef de l’Ombre ne daigna pas lui répondre, il lui lança un simple regard pour l’inviter à poursuivre.
-Parce que ce sont ceux qui partent en mission qui le révèlent à leur famille, à leurs amis… Au cas où il leur arrive quelque chose. Et ce, dans l’espoir que l’on vienne les secourir. Ils ne gardent plus le secret, parce qu’ils se sentent de plus en plus menacés chaque fois qu’ils honorent notre Garde et partent en mission. La confiance de nos fidèles s’amenuise. Ils pensent que nous ne pourrons pas les protéger.
-Et tu veux leur mentir ? Quelle étrange manière de regagner leur confiance.
-Et qui a dit que c’est ce que nous souhaitons ?
-Nous avons besoin du peuple Elfya, ils doivent savoir ! Ils doivent se préparer au pire, eux aussi, protesta le washi en serrant sa mâchoire.
Dame Elfya se poussa à l’aide de ses bras pour s’éloigner de la table. Elle se leva et s’approcha de l’immense fenêtre où se tenait le Washi. Son regard était le même que tous les jours, doux et lumineux.
-Tu veux savoir, n’est-ce pas ? J’ai peur. Chaque soir, quand je m’endors, je vois le visage de mon époux couvert de sang. Je le vois se battre contre les armées Elémentaires. Une nuit sur deux, je le vois périr sur le champ de bataille. Quand je me réveille au cœur de la nuit et que je passe mon bras dans les draps pour le chercher, il n’est pas là et je le sais là-bas. Là où tout devient hostile pour n’importe quel habitant d’Eel. Là où il risque sa vie, chaque seconde. J’ai peur, Vic, je suis terrifiée. J’ai extrêmement mal, comme beaucoup d’entre nous tous aujourd’hui. Et je continuerai à avoir mal à chaque fois qu’il s’éloignera de moi, parce que j’aurai peur de l’étreindre pour la dernière fois au moment de lui dire au revoir. Maintenant, Vic, est-ce que cela te rassure ? Est-ce que tu te sens en sécurité à l’écho de ses mots ? Peux-tu me garantir que cela ne sèmera pas la panique au sein de tout un peuple si on leur fait part de cette triste réalité ? Qu’ils feront les bons choix, quand ils prendront conscience de la gravité de la situation ? Laisseront-ils leurs époux, leurs sœurs, leurs enfants partir en mission et s’engager dans la Garde d’Eel ? Quand tu dis que je ne cherche pas à envisager le pire, tu te trompes. Le pire serait que le peuple panique. Et pour l’éviter, nous préférons nous taire, pour le moment.
Vic se réadossa brutalement au mur en armant ses longues ailes dans son dos imposant.
- C’est le problème de tous ceux qui gouvernent, ils pensent protéger leur peuple en prenant soin de leur mentir alors que c’est une arme qui empêche la considération. Et sans considération, le peuple finira par se soulever contre ses dirigeants, s’indigna l’Obsidien.
-Il suffit ! s’exclama Itayï. Nous sommes fatigués, épuisés et nos émotions se bousculent. Vic. Tes nouvelles recrues t’attendent. Nous finirons cette réunion sans toi. Une longue nuit t’attend.
Le chef de l’Ombre quitta la grande salle sans ne dire mots. Il lui était grandement difficile d’accepter que l’on puisse ainsi pousser le peuple à fermer les yeux sur une réalité grandissante. Voilà plus d’un mois que de nombreux membres étaient partis en mission sur les Terres Élémentaires. Son fidèle ami, le chef de la Garde Obsidienne était le responsable de cette mission périlleuse. Jamais il n’avait autant craint de ne plus jamais le revoir.⟡
L’eau scintillait délicatement dans la fontaine du jardin de la cité. La jeune kitsune y était adossée, les yeux clos et la nuque reposant sur son rebord. Ses jambes étaient étendues sur l’herbe verdoyante qui tapissait le sol. Elle songeait à sa journée d’hier et à celle qui viendrait demain.
Elle se rappelait parfois que le ciel, au loin, était grisâtre, que les gens murmuraient de plus en plus fort leurs craintes inavouables. Miiko, elle, ne disait rien. Son livre d’études de la flore du Monde d’Eldarya vacillait sur les genoux. Elle y révisait les connaissances qui lui étaient nécessaires pour remonter son rang au Classement des Jeunes Recrues. Pourtant, à chaque fois qu’elle fermait les yeux pour tenter de retenir bêtement les noms des fleurs flamboyantes de la Cité, elle s’évadait dans d’autres pensées bien plus douloureuses pour elle. Elle se remémorait les piaillements incessants des membres de l’Absynthe, les moqueries, l’évocation de sa mère et son affiliation à elle. Elle se souvenait des nombreuses fois où on lui avait demandé :
-Hé Miiko, pourquoi t’as que trois queues alors que ta mère en a sept ?
Miiko était fatiguée et épuisée. Il n’y avait qu’une personne capable de lui redonner le sourire.
-Hé ! Miky ! Pardon pour le retard, j’ai été retenue au Labyrinthe, lança soudainement Elendel en s’affalant aux côtés de son amie. Houlà, toi t’as une petite mine, qu’est-ce qu’il se passe ?
-Haha tout va bien, je t’attendais, voilà tout.
-Mmm… Tu sais que je sais et que je vois que quelque chose ne va pas, Mik’, mais je te connais, et tu n’es sûrement pas prête pour en parler. Tu me fais signe quand tu auras besoin ?
Les deux amis s’enlacèrent avant de s’étreindre amicalement. La kitsune la remercia et changea de sujet.
-Et toi alors, tu n’as toujours pas vaincu ton terrible adversaire ?
-Non, ce vampire me donne du fil à retordre. Je reste observatrice et méfiante, je finirai par avoir cette première place.
-En tout cas, on ne pourra pas te reprocher ta ténacité et ta persévérance, s’amusa l’Absynthe.
Elendel lui fit part des dernières épreuves auxquelles il l’avait encore battue à plate couture et de toutes les fois où elle s’était sentie humiliée par son aisance sans limites. Miiko lui offrait sa bienveillance et ses encouragements, pour que la métamorphe parvienne à atteindre son objectif.
Soudain, un « BOUM » retentit dans l’enceinte de la cité, non loin du Kiosque central. Les deux amies se hissèrent brusquement sur leurs pieds en faisant pivoter vivement leur tête en quête d’un potentiel danger.
-C’est pas pooooooooosssible !!!!!! Comment tu t’es encore débrouillé ?!!!!!! hurla une voix, à quelques mètres de là.
Miiko et Elendel, sur leur garde, s’avancèrent en direction du grabuge. À genoux sur les dalles nacrées, où reposait le Kiosque de la Cité, un énergumène aux oreilles pointues et à la chevelure bleue s’agitait en ramassant des bouts de verre éparpillés sur le sol. Posté devant lui, une silhouette aux formes généreuses, pesta et jura plusieurs fois, en agitant son index frénétiquement.
-Vraiment, je me demande à quoi tu pensais en faisant ça !!!
-C’est boooooon la sirène ! J’ai compris. rétorqua l’homme aux oreilles pointues en haussant le ton, lui aussi. Moi au moins, j’ai réussi à le transformer en verre !!! Certes, il a éclaté en mille morceaux au contact de la potion, mais au moins, c’est du verre !
La silhouette aux lèvres peintes de bleu fit un léger mouvement de recul à l’écho des cris de son camarade. La pâleur de son visage s’accentua et des perles de larmes inondées de peine se déversèrent sur ses joues.
-Mais non, mais…Pardon, Ala’, c’est juste que… Roh allez viens là !
Le faery s’avança vers sa supposée amie pour lui faire une accolade. Il tourna la tête et aperçut Miiko et Elendel qui les observaient silencieusement.
-Ah Miiko ! la salua-t-il en s’éloignant de la sirène. C’est qui avec toi ?
-Ezarel voici Elendel, mon amie depuis longtemps. Et, Ela’, voici Ezarel, un elfe qui a également rejoint les Jeunes Recrues de l’Absynthe.
Elendel leva simplement sa main en guise de « bonjour ».
-Hé ! Mais tu es la fille de Dame Elfya, la métamorphe ! N’est-ce pas ?
-Tu as déjà la réponse, non ?
-Oui, murmura-t-il, intimidé par l’aplomb d’Elendel.
-Alors pourquoi tu poses la question ? insista la métamorphe.
-Okééé héhé ! Je…Ouf, je n’avais pas vu l’heure. Ezarel, Alajéa on doit être au Verger dans deux minutes, lança Miiko en entraînant ses deux acolytes par le bras, après avoir signifié à son amie que, décidément, sa délicatesse n’avait pas de prix.
« Le doute n’a finalement pas sa place. » – Itayï
⟡
[Plus tôt dans la journée…]
Au cœur de cet appartement luxueux qui surplombait toute la cité, Miiko se sentait pourtant à l’étroit. Elle ne cessait de penser qu’ici, elle était empêchée, empêchée de penser et de vivre comme elle l’entendait. Une porte claqua. Dame Itayï fit apparition dans la pièce principale. Son allure déterminée et ses sourcils froncés n’auguraient rien de bon.
-Cinquante-sixième sur soixante-deux ? Vraiment, Miiko ? Quand comptes-tu te réveiller ?
Le corps de Miiko s’était paralysé par le froid glacial que sa chère mère venait de lancer dans la pièce. Ses pupilles déjà inquiètes par la suite des événements peinaient à stabiliser leur position.
-On vient me toper tous les jours pour me demander si tu vas bien au vu de tes faibles résultats.
La mâchoire de la jeune kitsune se comprima. Ses dents poussèrent les unes contre les autres et, après une grande expiration, Miiko ne trouva rien d’autre à faire que de se taire. Accepter. Encaisser.
Dame Itayï tira d’un mouvement brusque une chaise posée tout près et s’installa aux côtés de sa progéniture.
-Miiko, c’est maintenant que tout se joue. Tu dois apprendre, encore et encore. Ne l’oublie pas. Tiens. fit-elle en lui tendant un grimoire qu’elle avait attrapé au coin de la table. Ce sont mes mémoires, mes premiers pas en tant que nouvelle recrue chez l’Obsidienne. Tu verras que ce que tu ressens, je l’ai ressenti aussi.
⟡
Un silence assourdissant s’était installé dans la Salle du Conseil. Dame Itayï fronçait encore les sourcils, affectée par la situation qui régnait au cœur de la Garde Étincelante.
Vic venait de quitter la Salle. Dame Elfya s’était rassis, ses yeux brillaient d’émotion tandis que tous tentaient de se porter des regards soutenants. Posté au fond de son fauteuil, Alzalor, le chef de l’Absynthe, entortillait ses doigts entre eux, cherchant le meilleur moyen d’exposer diplomatiquement son point de vue.
-Je crois que ce qu’essaye de dire Vic, osa enfin l’elfe, c’est que s’il arrive un jour que nos guerriers soient blessés ou même…morts, nous ne pourrons plus leur mentir. Et est-ce le meilleur moyen pour le peuple d’Eel d’apprendre qu’une guerre frappera bientôt à leur porte ?
Alzalor était un calme. Un vrai calme. Jamais on ne l’avait vu perdre ses moyens. Jamais il n’avait tressailli face à une situation inconfortable. Sa longue chevelure ébène lui donnait un ton très sérieux. On le disait sage. Il se disait bienveillant. L’elfe qui avait grandi de l’autre côté de l’océan du Grand Fond connaissait plus que tout aujourd’hui les Terres contre qui la cité était en guerre.
-Alzalor, merci pour ton intervention. Nous nous réunirons à nouveau dès que possible. Pour l’heure, cette réunion prend fin. Nous vous enverrons la prochaine convocation sous peu.
Les dirigeants de la Garde quittèrent la Salle au compte-gouttes. Dans le couloir, à l’étage, une petite tête rousse tapotait énergiquement du pied, impatiente.
Dame Elfya apparut enfin.
-Ah ! Mère, il est difficile d’avoir accès à vous en ce moment ! Bon… Sauf pour les remontrances, là y’a du monde. murmura-t-elle.
-Mya. Va à l’essentiel. S’il te plaît.
-Un dénommé Kersohane est arrivé ce matin et t’attends depuis de longues heures ! J’ai pris le petit-déjeuner avec…
-Merci. Où se trouve-t-il ? abrégea à nouveau le bras-droit d’Itayï.
-Au Kioske. Il se bala…
-Merci, à ce soir, Mya.
Mya resta bée. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas vu sa mère comme cela. Elle qui souriait sans cesse, sans trop de sincérité, certes, mais qui souriait, semblait aujourd’hui préoccupée plus que toute autre chose.
⟡
Miiko et ses deux camarades prirent la route du Verger, tandis qu’Elendel, encore agacée par le comportement de l’elfe, s’éclipsa en direction de l’antre des Ombres.
Vic les attendait comme toujours, hissé en haut du Labyrinthe.
Les Nouvelles Recrues de l’Ombre s’impatientaient devant le silence grandissant que leur imposait le washi.
-Bien le bonjour à tous. Je me dois de vous prévenir. La Garde de l’Ombre partira en mission, dès la nuit tombée. Cet après-midi, je serai ainsi occupé à l’entraînement des soldats de l’Ombre. Pour autant, ma présence n’est pas indispensable à votre formation. La commande est la suivante : je ne veux voir aucun d’entre vous au cœur du Labyrinthe aujourd’hui. Ni cette nuit. Une recrue de l’Ombre, pour être efficiente, se doit d’apprivoiser son environnement, au sens large du terme.
Votre environnement, bien que vous le croyiez familier, détient encore de nombreux mystères. Je vous demande de percer le mystère de l’Ombre. À chacun sa méthode. Rendez-vous demain, ici même, quand le soleil sera à son zénith.
Le washi prit son envol et disparut dans la brume.
La salle humide faisait résonner les chuchotements des recrues de l’Ombre. Tous s’étaient nourris avarement des paroles du washi et n’espéraient qu’une chose : être à la hauteur.
Elendel s’était reculée de la foule. Au loin, elle apercevait des groupes se former. Visiblement, certains avaient décidé d’unir leurs forces pour percer le mystère de l’Ombre. La jeune brune, de son côté, ne semblait pas avoir cerné toutes les directives. Que pouvait bien être ce mystère qui n’aurait jamais été résolu auparavant ? Était-ce simplement une mise en scène organisée pour les nouvelles recrues de l’Ombre ?
Les deux jumeaux loups étaient déjà partis, besaces en mains, à la poursuite de ce mystère. D’autres avaient emboîté le pas. Il ne restait qu’une dizaine d’Ombres, prostrés dans le silence, attendant un signe, un indice, une quelconque aide, mais rien ne fit.
Adossé à un mur poreux de la cave, l’adversaire redoutable de la métamorphe observait le spectacle. Un rictus bien dessiné au coin droit de sa bouche, il s’amusait de la situation. Elendel s’agaça d’un tel mépris.
Les quelques derniers faeries quittèrent l’antre des Ombres. On entendait goutter les quelques perles d’eau qui glissaient le long des parois et s’écroulaient sur le sol en pierres.
Ils n’étaient plus que deux. Lui et elle.
-Hey, numéro deux. T’as pas un mystère à résoudre ? glissa le vampire en s’approchant peu à peu d’elle.
Elendel serra sa mâchoire, le grincement de ses dents frottant contre d’autres la fit frissonner.
-Parce que tu en es exempté ? lui renvoya-t-elle avec assurance.
-Oh non. Bien sûr que non, mais je l’ai déjà résolu.
⟡
Dame Elfya s’avançait en direction du Kioske. Elle affichait à nouveau un sourire apaisant et saluait d’un geste de la main les habitants qui l’honoraient. Au loin, elle aperçut une chevelure bleuâtre, un visage pâle décoré d’une sublime corne. Le regard de l’hybride se dispersait sur chaque recoin de la nature qui l’entourait. Il n’avait rien perdu de son émerveillement quant à cette cité. Enfin, leurs regards se croisèrent.
-Oh…D…Da…Dame Elfya, je… Je suis désolé pour mon retard et mon…
-Bonjour Kersohane. Ravie de vous revoir. Je suis plus qu’honorée de vous accueillir au sein de la cité. J’espère que vous avez fait bon voyage.
-Oh…Il se trouve que j’étais en voyage sur les Terres de Jade et j’ai raté mon bateau.
-Et bien, vous êtes là maintenant, c’est tout ce qui compte. Je vous en prie, suivez-moi.
L’hybride se laissa guider jusqu’à la Salle des Portes. Ils empruntèrent ensemble les quelques escaliers qui leur permirent d’accéder au deuxième étage de la bâtisse. La magnifique porte de la bibliothèque s’étendait à présent devant eux. Kero ne put retenir un nouveau cri d’émerveillement à son encontre.
-Après vous. l’invita Elfya en lui tenant la porte.
En son intérieur, la salle paraissait dix fois plus grande que de l’extérieur. Les centaines de meubles en bois noble scintillaient presque au contact des rayons du soleil que laissait passer une étrange fenêtre au verre pourtant opaque. Des milliers de livres aux couvertures colorées et précieuses habillaient ces meubles immenses. Tous semblaient être classés par thèmes, par langages et par auteur.
Kersohane en avait rêvé, longtemps. Il s’y trouvait maintenant, pressé d’envisager la suite.
-Dame Elfya, pouvez-vous me détailler, s’il vous en convient, ce que serait mon rôle précis au sein de la bibliothèque afin que je puisse dès lors vous donner ma réponse ?
L’Étincelante lui sourit.
-Voilà. De par mon statut, je suis responsable de la bibliothèque de la Garde. Celle-là même qui approvisionne les petites bibliothèques du centre-ville de la cité. Celle-là même qui offre la possibilité à chacun d’ouvrir son esprit sur l’Univers. C’est aussi en son sein que sont exposés les plus anciens grimoires de notre Monde. Ceux-là ne sont disponibles qu’à la lecture sur place et ne peuvent être empruntés. Aussi, pour pouvoir les consulter, il faut à chaque habitant qui se présente à vous un accord signé de la Garde Étincelante. Je m’occupe de signer les autorisations.
Kersohane. Si j’en suis la responsable, je vous demande aujourd’hui d’en être le Gardien. Je ne peux plus me permettre d’accorder autant de temps qu’autrefois à cet antre aux connaissances, mais je refuse qu’elle soit contrainte à la fermeture. J’ai donc besoin de vous.
-Je…
-Vous serez logés au cœur de la Garde dans un appartement que nous vous ferons préparer si vous acceptez. Vous serez payés trois mille pièces d’or par mois. Qu’en dites-vous ?
-Je..Je..J’en serai honoré, mais… Pourquoi moi ?
-Lors de notre rencontre au Temple Feng-Huang, vous m’avez inspiré. Votre passion avait l’air si grande au cœur de la bibliothèque Feng-Huang que j’ai voulu vous proposer cela. Vous semblez incarner l’ouverture d’esprit, le voyage et la connaissance et j’ai besoin de quelqu’un comme vous.
-Vous…Vous m’en voyez honoré, Dame Elfya. J’accepte votre proposition.
⟡
La jeune kitsune tenait contre sa poitrine le lourd grimoire des mémoires de sa mère. Au cœur de sa chambre, assise sur le drap turquoise de son immense lit, Miiko se décida enfin.
Elle tourna délicatement les premières pages et commença sa lecture.
« Quel temps doit-il faire pour se trouver beau ? Ai-je besoin du soleil pour me rappeler l’étincelle dans mes yeux ? Ai-je besoin de la pluie pour faire grandir mon optimiste acharné ? Ai-je besoin que le temps me murmure que ma vie est précieuse ?
Je ne veux plus. Je ne veux plus avoir besoin de dépendre de mon environnement pour me sentir forte. Je dois y parvenir seule, à m’estimer.
Sans m’en sentir capable, j’ai toujours eu un rêve : accepter. »
Miiko n’en perdait pas une miette. À la lecture de ces derniers mots, une sensation étouffante la gagna. Elle tentait de s’imaginer sa mère à son âge. Son rêve avait donc toujours été celui-là ?
« M’accepter tel qu’on me l’a dicté : « tu es née kitsune, tu es née pour protéger le Cristal et la Cité qui l’accueille. Tu es née pour ton dévouement à notre énergie, à notre vie, à notre survie. Le Maana. »
« Alors, dois-je prendre ce destin comme une fatalité ou accepter l’honneur que je peux témoigner à notre monde en faisant tout pour le protéger ? »
La jeune kitsune ferma les yeux. Ces questions, elle se les posait depuis toute petite. Elles lui faisaient tant écho qu’elle s’étonnait de savoir sa chère mère empreinte de ces mêmes réflexions.
Comment avait-elle fait ? Miiko, elle, n’y parvenait pas. Elle n’imaginait pas une seule seconde réussir la mission pour laquelle elle avait été envoyée par la vie elle-même : la protection du Cristal.
Sa mère avait mis cette mission au service de l’Obsidienne. Elle était persuadée que ça l’endurcirait, elle qui semblait manquer d’autant de confiance que Miiko en ces temps. Et l’Oracle le lui avait autrefois confirmé.
« Si l’Oracle m’a choisi pour intégrer l’Obsidienne. Je dois réussir et devenir une grande guerrière. Le doute n’a finalement pas sa place. »
Miiko ferma violemment le livre.
-Aaaargh !
Ni une, ni deux, elle l’envoya balader par terre. Il s’écrasa sur l’étrange tapis bariolé de sa chambre, cornant quelques pages. Miiko serrait les poings, elle ne comprenait pas comment sa mère pouvait tant lui ressembler et, en une fraction de seconde, être à son opposé le plus lointain. Pourquoi sa mère refusait d’admettre que Miiko ne deviendrait pas comme elle ? Qu’elle était… différente ? Elle ne comprenait donc pas que Miiko ne fût jamais capable d’accepter sa sentence ? Qu’elle ne s’y retrouvait pas ? Que rien n’avait de sens pour elle aujourd’hui ? Ni la garde, ni l’Absynthe et encore moins l’étincelante. Elle ne voulait pas de ça.
⟡
Le jeune vampire ne s’était pas décollé du mur. Le pied posé contre la paroi, il attendait une réaction de la part d’Elendel. Ce qu’elle ne fit pas, avant de longues minutes.
-Si tu penses avoir résolu le mystère, que fais-tu ici ? finit-elle par oser.
Nevra s’avança vers la jeune métamorphe en la fixant fermement. Une fois planté devant elle à quelques centimètres de son corps, il lui sourit à nouveau.
-J’observe. Et toi, que fais-tu ici alors que tu ne l’as pas résolu ? renchérit-il pour la piquer.
-Je t’observe. se braqua-t-elle en ne parvenant pas à trouver meilleure répartie.
-Pas très discrète pour une ombre. se moqua le vampire.
Elendel resta de marbre. En son intérieur, le plus grand des volcans que la terre ait connus ne faisait pas le poids face à l’ouragan dévastateur qui avait animé ses émotions. Elle se concentrait si fort pour ne pas craquer que même Nevra n’y voyait que du feu, surpris par le self-control de la métamorphe. Elendel lui tourna brutalement le dos et s’éclipsa. Elle grimpa les nombreuses marches humides jusqu’à la salle des portes. Elle souffla un grand coup. Le calme s’installa à nouveau en son être.
Elle n’avait aucune idée de l’endroit où se rendre après l’annonce de Vic. Le mystère de l’Ombre, elle n’en avait jamais entendu parler. Coincée entre ses questionnements et les échos des provocations du vampire, Elendel faisait les cent pas. Du kiosque au cerisier, de la place du marché à la cantine… Elle naviguait les yeux bandés, à la recherche d’un mystère qui était resté planqué de longues années. Et pourquoi fallait-il à tout prix le résoudre ? Le mystère de l’Ombre n’était-il pas l’Ombre en elle-même ? L’ombre lancinante qui se meut aux dépens du soleil.
-Du soleil ? Du soleil ! Mais oui !
Ni une ni deux, la jeune recrue s’élança sur la route pavée. En course, elle remonta ses manches énergiquement tout en affichant un fier sourire.
Elle quitta l’enceinte de la cité et s’enfonça dans l’immense forêt d’El. Après plusieurs minutes de course effrénée à la poursuite de son idée, Elendel s’immobilisa devant l’arbre le plus haut de la forêt et très certainement le plus grand. Le haut de sa cime représentait le point culminant du territoire d’Eel. Ici, elle pourrait habilement apercevoir le coucher du soleil, là où il s’éteint et laisse place à l’ombre et à la lune.
Un bruissement de feuilles la fit sursauter. Elle scanna rapidement la zone pour calmer son angoisse naissante et se remit en chasse de la lune. Son désir de victoire grandissait, et plus le temps passait, plus son cœur se serrait, craignant un échec cuisant à cet entraînement. Allait-elle y apercevoir quelque chose ? Et si l’endroit assombri par les premières disparitions des rayons du soleil lui donnait un indice sur l’étape suivante ? Et si c’était ça, la solution de ce mystère ? Le soleil. Celui que personne n’évoque jamais vraiment quand il mentionne la Garde de l’Ombre. Celui qui semble être à l’opposé de ce qui régit ses membres.
Elendel s’approcha de l’arbre, sans trop d’hésitations elle se hissa dans les branches les plus basses, s’appuyant par moments sur son large tronc. Son pied glissa deux fois, elle se reprit sans trop de mal. Elle atteignit enfin le sommet, un cadeau qu’elle se trouvait mérité. La métamorphe s’exalta devant la vue magnifique qui s’offrait à elle à cet instant. Ce n’était pas la première fois qu’elle profitait de la jouissance de ce spectacle merveilleux. Pourtant, elle le trouvait toujours aussi beau.
Un autre bruissement de feuilles vint la faire tressaillir. Un bruit qui s’approchait dangereusement, grimpant lui aussi l’arbre perché en haut de la grande colline. Elendel se pendit à l’aide de ses bras pour descendre sur la branche du dessous. Si elle était inquiète, il lui suffisait d’affronter cette peur pour la combattre. À l’instant où elle atterrit, un souffle chaud se lova dans sa nuque. Elle jeta ses épaules et ses bras à sa droite pour se donner l’élan de faire pivoter son pied et tout son corps sur la branche épaisse. Elle se manqua, le cuir lisse de ses bottes noires glissa sur le bois. Sa jambe râpa contre l’écorce et, alors que son corps se fit entraîner dans cette danse maladroite, une main ferme attrapa son poignet. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu’elle était saine et sauve et qu’aucun de ses membres ne s’était rompu dans la chute. Elle n’avait pas chuté. Ses yeux se dirigèrent rapidement vers le visage de la personne qui lui avait évité plusieurs fractures.
Elle n’avait aucun doute. Il n’y avait que lui. Elle pestait déjà intérieurement de devoir lui offrir ses remerciements.
-Non. balança-t-elle impulsivement en le fixant droit dans les yeux. Tu ne m’as pas sauvé la vie. J’ai grimpé cet arbre des milliers de fois, je suis tombé de cet arbre des milliers de fois. Je ne me serai pas tuée. Je ne veux jamais t’entendre prononcer la phrase : « Et si j’avais pas été là ? » Si tu n’avais pas été là, je n’aurais pas bondi et il ne serait rien arrivé de tout ça.
Elendel s’était laissée emporter. Elle n’avait pas crié, mais avait adopté le ton le plus austère qu’il soit. Le visage pâle de Nevra, lui, n’avait pas laissé croire qu’il se sentait heurté par sa sévérité.
-Et tu ne me demandes pas pourquoi je t’ai suivi ? fit-il en affichant un sourire méprisant.
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Dernière modification par Elehann (Le 22-04-2025 à 15h36)